le texte et l'esprit de la loi

Publié le par maryse.emel

la règle de Lesbos

 

"C'est le triomphe de la liberté, lorsque les lois criminelles tirent chaque peine de la nature particulière du crime" Montesquieu, De l'Esprit des Lois, XII,4

La difficulté avec la loi c'est sa généralité. Comment appliquer la généralité au cas singulier? Se pose ainsi la question des circonstances et de la fragilité des preuves car on peut toujours fabriquer des preuves. En appeler à la preuve peut même relever de ce qu'on appèlera un argument d'autorité.  De même le témoin peut être victime de ses propres préjugés et rien n'établit la validité d'un témoignage.

on voit donc que si l'entendement est capable d'être instruit et armé par des règles, le jugement est un don particulier qui ne peut pas du tout être appris, mais seulement exercé. Aussi le jugement est-il la marque spécifique de ce qu'on nomme le bon sens (Mutterwitizes) et au manque de quoi aucun enseignement ne peut suppléer ; car, bien qu'une école puisse présenter à un entendement borné une provision de règles, et greffer, pour ainsi dire, sur lui des connaissances étrangères, il faut que l'élève possède par lui-même le pouvoir de se servir de ces règles exactement, et il n'y a pas de règle que l'on puisse lui prescrire à ce sujet et qui soit capable de le garantir contre l'abus qu'il en peut faire quand un tel don naturel lui manque'. C'est pourquoi un médecin, un juge ou un homme d'État peuvent avoir dans la tête beaucoup de belles règles de pathologie, de jurisprudence ou de politique, à un degré capable de les rendre de savants professeurs en ces matières, et pourtant se tromper facilement dans l'application de ces règles, soit parce qu'ils manquent de jugement naturel, sans manquer cependant d'entendement et que, s'ils voient bien le général in abstracto, ils sont incapables de distinguer si un cas y est contenu in concreto, soit parce qu'ils n'ont pas été assez exercés à ce jugement par des exemples et des affaires réelles. Aussi l'unique et grande utilité des exemples est-elle qu'ils aiguisent le jugement. En effet, pour ce qui regarde l'exactitude et la précision des vues de l'entendement, ils leur porte plutôt généralement quelque préjudice parce qu'ils ne remplissent que rarement d'une manière adéquate la condition de la règle (comme casus in terminis) et qu'ils affaiblissent en outre maintes fois la tension de l'entendement nécessaire pour apercevoir dans toute leur suffisance les règles dans l'universel et indépendamment des circonstances particulières de l'expérience, de sorte qu'on finit par s'accoutumer à les employer plutôt comme des formules que comme des principes. Les exemples sont donc les béquilles' du jugement et celui-là ne saurait s'en passer à qui manque ce don naturel. 

' Le manque de jugement est proprement ce que l'on appelle stupidité, et à ce vice il n'y a pas de remède. Une tète obtuse ou bornée en laquelle il ne manque que le degré d'entendement convenable et de concepts qui lui sont propres, peut fort bien arriver par l'instruction jusqu'à l'érudition. Mais comme alors, le plus souvent, ce défaut accompagne aussi l'autre, il n'est pas rare de trouver des hommes très instruits qui laissent incessamment apercevoir dans l'usage qu'ils font de leur science ce vice irrémédiable.

Kant, Critique de la raison pure

Dans ce texte Kant établit la nécessité du bon jugement "qui ne peut être appris mais seulement exercé". En être privé c'est être stupide.

 

  

itre original 12 Angry men
Réalisation Sidney Lumet
Scénario Reginald Rose
Acteurs principaux Henry Fonda
(VF : Claude Peran)
Lee J. Cobb
Ed Begley
Jack Warden
Martin Balsam
Jack Klugman
John Fiedler
E.G. Marshall
Ed Binns
Joseph Sweeney
George Voskovec
Robert Webber
John Savoca
Sociétés de production Orion-Nova Productions
Pays d’origine États-Unis
Sortie 1957
Durée 95 minutes (1 h 35)

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dans le film Douze hommes en colère est abordée cette question, d'autant plus cruciale que la vie d'un homme est en jeu.
C'est toute la question de l'équité qu'aborde Saint Tomas d'Aquin
Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et
contingents, variables à l'infini, il a toujours été impossible d'instituer une règle légale qui ne
serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont
établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l'égalité de la
justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent
être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce
soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise,
ou encore si quelqu'un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces
cas et d'autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la
lettre de la loi, d'obéir aux exigences de la justice et du bien public. C'est à cela que sert
l'équité. Aussi est-il clair que l'équité est une vertu.
L'équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice
déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s'oppose pas à la sévérité qui est fidèle
à l'exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c'est de suivre la loi à la lettre quand il ne le
faut pas. Aussi est-il dit dans le Code1 : « II n'y a pas de doute qu'on pèche contre la loi si, en
s'attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ».
II juge de la loi celui qui dit qu'elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut
pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d'un cas déterminé qui se présente.
Thomas d'Aquin, Somme théologique
1 Il s'agit du Code publié par Justinien en 529 : il contient la plus grande somme connue de droit romain antique.
 
ou encore Aristote:

"Nous avons ensuite à traiter de l’équité et de l’équitable, et montrer leurs relations respectives avec la justice et avec le juste. En effet, à y regarder avec attention, il apparaît que la justice et l’équité ne sont ni absolument identiques ni génériquement différentes : tantôt nous louons ce qui est équitable et l’homme équitable lui-même, au point que, par manière d’approbation, nous transférons le terme équitable aux actions autres que les actions justes, et en faisons un équivalent de bon, en signifiant par plus équitable qu’une chose est simplement meilleure ; tantôt, par contre, en poursuivant le raisonnement, il nous paraît étrange que l’équitable, s’il est une chose qui s’écarte du juste, reçoive notre approbation. S’ils sont différents, en effet, ou bien le juste, ou bien l’équitable n’est pas bon ; ou si tous deux sont bons, c’est qu’ils sont identiques.
Le problème que soulève la notion d’équitable est plus ou moins le résultat de ces diverses affirmations, lesquelles sont cependant toutes correctes d’une certaine façon, et ne s’opposent pas les unes aux autres. En effet, l’équitable, tout en étant supérieur à une certaine justice, est lui-même juste, et ce n’est pas comme appartenant à un genre différent qu’il est supérieur au juste. Il y a donc bien identité du juste et de l’équitable, et tous deux sont bons, bien que l’équitable soit le meilleur des deux. Ce qui fait la difficulté, c’est que l’équitable, tout en étant juste, n’est pas le juste selon la loi, mais un correctif de la justice légale
. La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général, et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec rectitude. Dans les matières, donc, où l’on doit nécessairement se borner à des généralités et où il est impossible de le faire correctement, la loi ne prend en considération que les cas les plus fréquents, sans ignorer d’ailleurs les erreurs que cela peut entraîner. La loi n’en est pas moins sans reproche, car la faute n’est pas à la loi, ni au législateur, mais tient à la nature des choses, puisque par leur essence même la matière des choses de l’ordre pratique revêt ce caractère d’irrégularité. Quand, par suite, la loi pose une règle générale, et que là-dessus survient un cas en dehors de la règle générale, on est alors en droit, là où le législateur a omis de prévoir le cas et a péché par excès de simplification, de corriger l’omission et de se faire l’interprète de ce qu’eût dit le législateur lui-même s’il avait été présent à ce moment, et de ce qu’il aurait porté dans sa loi s’il avait connu le cas en question. De là vient que l’équitable est juste, et qu’il est supérieur à une certaine espèce de juste, non pas supérieur au juste absolu, mais seulement au juste où peut se rencontrer l’erreur due au caractère absolu de la règle. Telle est la nature de l’équitable : c’est d’être un correctif de la loi, là où la loi a manqué de statuer à cause de sa généralité. En fait, la raison pour laquelle tout n’est pas défini par la loi, c’est qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi, de telle sorte qu’un décret est indispensable. De ce qui est, en effet, indéterminé la règle aussi est indéterminée, à la façon de la règle de plomb utilisée dans les constructions de Lesbos : de même que la règle épouse les contours de la pierre et n’est pas rigide, ainsi le décret est adapté aux faits.
On voit ainsi clairement ce qu’est l’équitable, que l’équitable est juste et qu’il est supérieur à une certaine sorte de juste. De là résulte nettement aussi la nature de l’homme équitable : celui qui a tendance à choisir et à accomplir les actions équitables et ne s’en tient pas rigoureusement à ses droits dans le sens du pire, mais qui a tendance à prendre moins que son dû, bien qu’il ait la loi de son côté, celui-là est un homme équitable, et cette disposition est l’équité, qui est une forme spéciale de la justice et non pas une disposition entièrement distincte".

Aristote, Ethique à Nicomaque

Publié dans justice

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